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Je parviens à faire abstraction ou plutôt à faire illusion les heures suivantes de cette journée si belle. Cette fin d’été régale tous les sens et cette chaleur encore présente est agréable. Elle a rapidement désagrégé les brumes. Les températures fraiches du petit matin sont maintenant tout à fait supportables. Nous entamons mon chien et moi une longue promenade qui nous mène à un col. Il nous ouvre les perspectives sur l’envers de la montagne et l’horizon s’élargit. Les quelques mélèzes de ce secteur ont déjà commencés à jaunir doucement. Je décide de déjeuner en cet endroit qui m’offre une vue à 360° sur le panorama environnant. Le ciel est maintenant bleu limpide, un peu pâle, comme celui d’une belle journée automnale. Saucisson, fromage de brebis et pain cuit craquant sont au menu de ce déjeuner sur l’herbe. 

J’aperçois un petit groupe qui monte dans ma direction. Je ne parviens pas à les dénombrer encore. Petit à petit le son de leurs voix me parvient. Doucement. Puis de plus en plus distinctement. Ce sont deux femmes et un homme qui se dirigent vers moi, quarante-cinq cinquante ans je dirais. C’est jeune, une faculté que j’avais de pouvoir donner un âge juste aux gens, faculté qui se révèle de moins en moins fine avec les années.

Ils me saluent. L’une des femmes me regarde avec insistance. Je n’y prête d’abord pas attention. Mais son insistance est telle que je finis moi aussi par l’observer. J’ai le sentiment de l’avoir déjà vu quelque part mais je suis incapable de retrouver rapidement les circonstances d’une possible rencontre. Elle m’interpelle : “

– Tu es Arnaud ?

– Euh.. Oui. Je m’appelle Arnaud “

Un ange passe. Quelques secondes interminables. Si à sa vue j’avais le vague sentiment de l’avoir peut-être déjà rencontrée, sa voix m’est familière. Mais sans pour autant que je ne parvienne à resituer notre rencontre.

“- Lyon, 1992, faculté des sciences, tu te rappelles ?”

Soudain, les souvenirs remontent, ils passent d’enfouis à submergeants. Oui, maintenant, je me rappelle parfaitement.

“- Sandrine ! Et notre repère l’Ailleurs. C’est bien ça ?

– C’est bien ça.”

J’ai connu cette femme. Peu de temps. Mais je l’ai connu. Nous avons été amants quelques semaines, puis elle a disparu du jour en lendemain. Sans trace. Sans adresse. Sans téléphone. Sans mot. Sans que je ne parvienne jamais à la retrouver. Si cela semble une pratique assez répandue aujourd’hui, le ghosting, il me semble qu’à l’époque c’était très rare. J’ai mis beaucoup de temps à me remettre de cette épisode et j’étais parvenu 28 ans plus tard à avoir oublié cette histoire rocambolesque. Ne pas comprendre est plus perturbant encore que de se faire quitter. L’un ajouté à l’autre est destructeur.

“- Tu n’as pas beaucoup changé, à part ces poils blancs dans ta barbe et ces traits autour de tes yeux”.

C’est plutôt sympathique de sa part ! Je ne peux pas lui retourner ce compliment, car elle a beaucoup changé. Pas tant qu’elle ait vieillit, elle est très jolie, mais on voit que ce n’est plus la même femme.

“- Merci. Tu m’as beaucoup souffrir à cette époque tu sais ? Pourquoi t’être ainsi volatilisée ? Je t’ai longtemps cherché.

– J’en ai beaucoup souffert moi aussi. Je ne pouvais pas faire autrement. Je ne pouvais pas te dire. 

– Me dire quoi ?

– Je peux encore moins t’en parler aujourd’hui.

– Je ne saurai donc jamais ?

– Si. Tu sauras. Mais pas aujourd’hui. Qu’es-tu devenu Arnaud après ces années ? C’est incroyable de se voir ici, au détour d’un sentier de randonnée, dans un tel endroit perdu !

– Oui, c’est pour le moins incroyable ! Je ne suis pas à mes premières coïncidences ce matin ! J’ai l’impression d’être un personnage de roman, de vivre dans un film, tellement tout est insensé depuis mon réveil.

– Je vais y aller, mes amis ont pris de l’avance. Laisse moi ton numéro. Je t’appellerai. Un peu plus tard.”

Je lui donne mon numéro de téléphone, m’attends à ce qu’elle me propose le sien. Je le lui demande. Elle me réponds simplement. “Je t’appellerai”. Puis elle part.

Je n’en peux plus de cette journée. Décidément, rien ne sera normal je crois. Je décide de rentrer. Et de faire une longue sieste.