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Je retrouve Gurvan dans un bar à vin de Strasbourg où je passe un week-end touriste. Lui y habite depuis plus de vingt ans. Nous étions à l’école primaire ensemble, dans une région que vous devez pouvoir imaginer. Nous nous étions revus épisodiquement durant le collège et lycée puis nous étions perdu de vue. Voilà donc presque 30 ans que ne nous étions pas parlés. 

 

Quelques recommandations intéressantes d’indigène et nous planifions mon lendemain qui promet d’être une visite atypique et réjouissante. Il me fait découvrir des vins incroyables, notamment vins oranges, vins de macération, d’une grande minéralité et avec des parfums étonnants pour ces régions.

 

L’heure tourne. 

 

Par prudence, l’un et l’autre nous étions proposés une heure de temps – qui sait ce qu’est l’autre après 30 ans – mais voilà déjà deux heures que nous discutons. 

 

Les dégustations aidant, nos palabres touristiques et viticoles glissent d’abord vers des débats politiques pour s’enliser en conciliabules de nos vies intimes. 

 

Il me parle rapidement d’une femme qu’il a connu :

 

  • “Elle m’a vrillé, vrillé la tête, vrillé le coeur et vrillé la vie ! J’ai tout fait et tout mis en place pour l’accueillir. Pour faire de ma vie une nouvelle vie à ses côtés. C’est ce que l’on reproche aux hommes, de ne pas être capable de ça.  Moi je l’ai fait ! Et à fond ! J’ai donné un grand coup de hache dans ma vie en essayant quand même de ne blesser personne.”

 

Je n’osais l’interrompre, parce que je le sentais à fleur de peau, il continue :

 

  • “La femme d’alors, celle avec laquelle j’étais depuis plus de vingt ans s’était barrée. Depuis quelques temps déjà. Dans sa tête en tout les cas. En quête d’une nouvelle existence. Mais sans l’assumer, sans le dire. En faisant en sorte de ne pas faire. La branche était pourrie.”

 

  • “Ah…“

 

  • “Le reste était sain. Mais j’ai tout largué. Tout planté pour lui prouver mon amour et mon envie de l’accompagner.”

 

  • “Joli”

 

  • “bah, mal m’en a pris ! Elle m’a largué ! Elle s’en est retournée à sa vie paisible d’avant. Celle là qu’elle avait tant critiquée quand on était ensemble.”

 

  • “Ah merde !”

 

  • “Ouais ! C’est moi le dupe, c’est moi l’imbécile. C’est moi qui ait aimé, c’est moi qui me suis brulé ! Je me suis consumé et me suis mal aimé. Et durablement !

 

  • “Ah, mon pauvre”

 

  • “Elle n’a rien compris. Je n’ai rien compris. Je ne regrette qu’elle. Elle ne regrette que de m’avoir croisé. Je me sens con. tout moisi. Tout naïf. Tout imbécile.”

 

Je cesse de dire des choses sans intérêt, et n’offre que mon silence. Je ne vois de toute façon rien de mieux à faire. Il réfléchit et renchérit :

 

  • “J’ai voulu resté jeune. Je suis resté un enfant. Un doux. Un sensible. Un fragile !”

 

Il est aviné. Je le suis aussi. 

 

  • “Il me faudra mourir jeune ou accepter de devenir une moisissure. Moi aussi !”

 

  • “Allé ! Ces choses là on les vit tous et heureusement ça passe nan ?”

 

Il est passé de l’autre côté. M’entend à peine je crois. Il délivre sa patate.

 

  • “C’est les enfants qui nous sauvent ! Quel triste héritage !”

 

Sa pensée continue de s’exalter et tous ses remugles dégoulinent de sa bouche :

 

  • “ Oui. Je termine cramoisi. Mais j’ai pas abandonné les belles choses ! Aux autres la fadeur et le simulacre !”

 

Il est bourré, mais j’aime bien ce qu’il vient de dire. Il continue, manifestement amer :

 

  • “Sûr qu’il faut en bouffer derrière du développement personnel et du feng shui. Il faut une sacrée trachée pour avaler des choses pareilles et faire comme si.”

 

  • “Ah, et toi, tu t’en sors comment ?”

 

  • “Moi c’est dans l’alcool, la mélancolie, les fêtes que je distille ce mal être. J’ai pas honte. J’assume ! Je veux demeurer la promesse de cet adolescent que j’ai été. Certainement il me trouve moche. Mais au moins, il doit pas me trouver faux. Tu sais quoi, si j’étais encore l’adolescent, je lèverai le doigt bien haut.”

 

“Doigt bien haut”, qu’il accompagne des gestes idoines évidemment !

 

Ce Gurvan, 30 ans d’absence et cette discussion d’un soir est une confidence. Une confidence énorme, dont j’espère qu’elle le soulage. Je sens qu’il n’est plus temps de la prolonger et je lui propose de le raccompagner. Bras par dessus l’épaule pour un peu de soutien, je le ramène chez lui en parcourant les venelles Strasbourgeoises en m’interrogeant sur sa destinée et ce que j’aurais pu lui confier moi si nous en avions eu le temps.