Sélectionner une page

Voilà. C’est ce matin. Là. Maintenant.

L’arrêt de bus est à deux kilomètres de la ferme collective Ivre de bonheur. C’est cette dernière marche qui le fait réaliser tout à fait là où il en est. Il a le sentiment de se voir d’au dessus, avec une grande clairvoyance, comme les expériences de morts imminentes racontées par les survivants. Il se voit enfant, grandir, étudiant, ses passions, ses amis, sa famille, tout lui revient dans un flux bouillonnant mais clair. Dans cette vision, il lui semble maintenant que ce choix s’inscrit dans la parfaite lignée de ce qu’il est.

Il aperçoit Jacques venir à sa rencontre. Jacques a presque soixante-dix ans et est le fondateur de cette ferme collective avec un ami. Ils l’ont fondé en 1973. Ils avaient tout deux participé aux mouvements du Larzac et n’imaginaient pas revenir à leur vie d’avant. Le Larzac était bien trop occupé à ce moment là et ils avaient arpenté l’ardèche et la drôme à la recherche d’un domaine. C’est ici que le destin les avait amené. Forêt, champs, sources, du bâti, une bonne terre, tout semblait réuni pour leur utopie. C’est Jacques qui mène Téo à la ferme.

Ils se glissent le long d’une coulée tracée par des sangliers dans des taillis puis traversent la futaie. Après une demie-heure de marche, ils arrivent à la ferme. C’est un long bâtiment d’une trentaine de mètres fait de pierres sèches et tuiles. Jacques lui explique que c’était une ruine lorsqu’ils l’ont investis et que la communauté l’a retapé au cours des années. Ils entrent dans la salle collective. A cette heure, seuls les jeunes enfants sont ici, tenus par Claire qui leur fait classe. Les autres sont tous aux champs car c’est une belle journée de printemps et qu’il faut semer durant ces deux jours. La communauté vit à l’heure solaire, se réveille avec le levé du soleil et se couche en même temps que lui. Il y a peu à faire durant l’hiver, beaucoup durant l’été.

C’est seulement le soir que Téo rencontre la communauté dans son ensemble. Chacun s’affaire à sa besogne et sa présence semble invisible aux yeux de tous. Sur la quarantaine de personnes qui s’affairent autour de lui, seize sont des enfants de moins de quinze ans, vingt sont des vieux de plus de cinquante-soixante ans et seulement quatre sont comme lui dans la vingtaine. 

Après que les enfants aient terminé le repas, Jacques viens vers Téo observant son désarroi et lui dit, “Téo, c’est à toi de trouver ta place ici, chacun oeuvre pour tous, mais chacun est responsable de soi”.

Téo se dirige alors vers les quatre jeunes de son âge. Alex, Romain, Laura et Marine. Attablés tous les cinq à l’écart du groupe, chacun d’eux se présente et Téo va en apprendre bien d’avantage dès ce premier soir.