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L’échéance se profile. Il me reste tout au plus deux jours de marche. La situation est conforme à celle que l’on m’avait prédite. Cette fin se déroule en deux phases. Une première où l’excitation reprend le dessus. On sait la fin se rapprocher et l’on souhaite accélérer le mouvement pour profiter le plus possible de ce temps qui nous est donné. La mécanique est huilée. Les rituelles sont en place. Le linge. La nuit. Le repas. Puis une phase ultime. Dernière. Où le corps se fait rattraper par la fatigue accumulée parce qu’il n’a pas envie d’arrêter. Le corps. La tête. Les deux voudraient prolonger. Prolonger pour toujours. Ou pour longtemps encore. C’est la cinquantaine. Puis la septentaine.

Il se trouve que cette dernière phase est accompagnée de signes extérieurs objectivement moins favorables. Des paysages ennuyeux. Des villages moins jolis. Une météo calamiteuse. Et un moral naturellement en berne puisqu’il sait l’expérience se terminer bientôt. Qu’il aurait adoré poursuivre.

C’est un de ces soirs, dans un de ces villages pas jolis, dans un de ces paysages ennuyeux, sous cette météo pourrie que je rencontre Nicolas.

D’emblée je me rends compte que ce type est tout et rien. Il est inexistant. Fade. Puis quand il prend la parole vous embarque. Il est sans allure particulière. Et est empli de charme. On ne le voit pas et le regarde pas. Et quand on le fait, on peut l’aimer. 

Ce sont mes derniers soirs. Et je sais que je peux me laisser aller à quelques excès. Et cela tombe bien. Car il l’est. Excessif.

Lui termine également son périple d’ici quelques jours. Nous parlons comme si nous nous confions. Mais il ne s’agit plus de confidences. Le chemin nous a éduqué. A être ce que nous sommes. A dire. A ne pas faire semblant. Des êtres forts. Des êtres faibles. Des êtres humains. Il ne s’agit ni de briller aux yeux d’autres. Il ne s’agit pas d’avantage de s’apitoyer. Après tout, nous ne sommes que ce que nous sommes, nous sommes tout ce que nous sommes. 

Il m’explique son parcours. Une enfance meurtrie et choyée. Un grand pas en avant rapide dans une vie d’adulte. Où il réussit selon ses critères. Une femme qu’il adore. Des enfants splendides dont il essaie d’être au niveau. Qu’il pousse et qu’il tire. Une vie passionnelle et fusionnelle dans laquelle il se livre complètement. Dans laquelle il soutient et se fait soutenir. Une vie heureuse. Selon ce qu’il m’explique. A l’entendre, je comprends qu’il sait que cette vie lui convient et ne convient qu’à lui. Il est entier. Et étouffant. Et en effet. Il étouffe. Sa femme qui se sait envelopper d’amour déborde et réagit. Elle souhaite s’extraire. Et se réaliser. Quoi de plus normal. Il semble le comprendre. Mais cela vient tordre un ressort en lui. Il tombe. Il tombe amoureux. D’une autre. Éperdument amoureux. C’est amusant de voir cet être déjà si âgé parler de ce nouvel amour comme un adolescent pourrait le faire. Bien qu’en confiance, il semble s’égarer et se perdre. Je vois bien qu’il en crève de cet amour déçu. Puisqu’il finit par le dire. Il en crève. 

Ce type est étonnant. Je vois à quel point il est entier. Je comprends à quel point il explique et réalise ce qui lui arrive. Mais là où n’importe lequel d’entre nous tirerait une conclusion, un enseignement, lui semble bloquer. Il me l’explique, me le réexplique, il a été dingue amoureux de ces femmes. L’une. Puis l’autre. L’une l’a jeté. Indirectement. L’autre l’a jeté. Directemement. Il ne s’en remets pas. Il continue de croire en elle. En ce qu’ils ont été. Brièvement. Il croit. Elle ne croit plus. Naturellement, il serait de bon ton que lui non plus ne croit plus.

Face à de telles confessions, je suis d’abord gêné, mais compte tenu de son honnêteté et de son dépouillement, je me mets moi aussi à nu. 

Cette soirée est finalement extraordinaire. Nous nous parlons. Nous nous parlons vraiment. Nous parlons comme si nous étions frères. Amis de toujours. C’est encore une chose fantastique de ce chemin. Jamais je n’aurais pensé pouvoir ainsi me livrer. Et je sens à quel point cela soulage. Les scories déposées. Le poids divisé des charges que l’on porte. Et que l’on dépose pour partie.

Ce type est esquinté. Joliment esquinté. Un romantique ultime qu’on ne fait que lire. Que l’on pense ne pas exister. Manifestement il en subsiste. Je l’envie. Et je le plains terriblement.