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Ce matin, nous sommes partis bien tôt depuis notre bivouac. Il faisait un soleil magnifique jouant avec la brume qui tantôt montait puis redescendait, jusque finalement la dissiper vraiment. Ces instants étaient magiques. Des créatures féériques issues de contes n’auraient pas étonnées ces contrées. Si les paysages étaient splendides, les cieux se sont progressivement obscurcis, jusqu’à ne plus laisser aucun doute sur leurs intentions. L’orage en cette fin de matinée n’était plus loin. Je voyais au loin les longues rainures claires, verticales sous ces masses sombres. La pluie s’annonçait drue, peut-être même exceptionnelle. Les premières zébrures ont éclairé le chemin qui s’était obscurci. Si bien que nous avons accéléré notre marche pour tenter d’y échapper. 

Je marchais donc d’un bon pas quand je fus dépassé par un vieil homme svelte. Certes, il ne portait qu’un petit sac à dos, mais sa cadence aidée de ses deux bâtons était largement supérieure à la mienne. C’était un peu vexant. J’avais bien prétendu n’envisager aucun exploit physique, mais l’urgence météorologique m’avait laissé penser que je marchais vite.

A peine dépassé, il se retourna vers moi avec un léger sourire que j’interprétais comme un signe d’arrogance. Il me dit « Je ne vais pas vous laisser seul alors que la grêle va nous fouetter d’ici quelques minutes ». Ce sont les surprises de ce chemin, chaque jour, la bienveillance tant vantée et bafouée existe véritablement. Parfois. En l’occurrence je pus me rendre compte qu’elle était authentique. Ce vieil homme m’attendait pour que nous puissions nous tenir assistance au cas où. 

Nous décidâmes de nous arrêter pour revêtir nos capes et protéger nos sacs. Ce qui se révéla très rapidement une bonne idée puisque les premières gouttes tombèrent, suivies de très nombreuses autres. Malgré les éclairs, le tonnerre et la pluie, cela n’entama pas son appétit de discussions. Le moment était causasse, nous marchions sous des trombes d’eau, sous un orage magistral et discutions comme si le temps eut été parfait. C’était surréaliste. Mais finalement agréable.

Cet homme me parlait comme un curé. Sa voix était atone et neutre. On eu dit qu’il récitait des prières. Ses soixante dix ans paraissaient légers. Il marchait comme un jeune homme, et seul la peau de son visage et de ses jambes, trop grande pour envelopper les muscles qui lui restaient trahissait son âge. 

A ma grande surprise, j’appris que le métier qu’il exerçait la plus longue partie de sa vie était gendarme mobile. Brassens qui mettait les curés et les flics dans le même sac n’avait donc pas tord. Jamais je n’aurais imaginé cela tant cet homme était doux. Il me raconta ses souvenirs, la difficulté de ce métier, les ordres que l’on exécute quoiqu’il arrive y compris quand on ne les approuve pas, la lâcheté de certain, le sentiment souvent d’être envoyé au casse-pipe etc. Il était bienheureux de vivre sa retraite. 

Chaque jour, sa femme, qui avait eu des ennuis de santé récemment, postait la voiture à l’arrivée de l’étape, puis faisait le chemin contraire à sa rencontre, de telle sorte qu’ils parcouraient les derniers kilomètres ensemble. Ce jour-ci, nous ne la croisâmes pas, je suppose que le mauvais temps l’avait fait renoncer.

On se rencontra ainsi plusieurs jours d’affilés et nos discussions se prolongèrent. Un jour il me demanda la raison de cette marche, si je la faisais pour moi ou pour quelqu’un d’autre. Je séchais sur cette question, je n’avais pas réfléchi auparavant à la possibilité de réaliser cette marche pour un motif à résoudre. Finalement, il m’apprit ce jour que sa mère était décédée tout récemment, à l’âge de 96 ans, que cela le peinait considérablement, et qu’il faisait ce chemin en sa mémoire. Sa voix de personnage d’église était alors tout à fait appropriée. Nous sommes restés silencieux de longues minutes après cette révélation. Je ne crois pas même qu’il en avait parlé à sa femme. Il semblait être soulagé.