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Je la croise une première fois assise sur un banc au côté de trois autres pèlerins. La bienséance compostolaise voudrait que je m’arrête à leur côté pour discuter avec eux. Je n’en ai pas envie. J’ai fais une pause peu avant. Je n’ai pas envie de discuter. Je les salue. Ils me saluent en retour. 

Je continue mon chemin. Je marche une bonne heure durant. J’arrive à un point de vue exceptionnel depuis lequel on aperçoit un village doré sur un piton. C’est l’étape finale de ce jour. L’endroit est beau. Je domine des champs vallonés jaunes de blés mûrs. De petits arbres denses et courts. Le sud n’est plus loin. Le village est de pierre. Jaune lui aussi. Une bonne descente s’amorce après ce point de vue. Il faudra suer les derniers kilomètres. J’essaie d’évaluer la distance qui me sépare de ce village. A l’œil. Le temps que cela nécessitera. C’est difficile. Nous n’y sommes pas habitués. Une bonne heure m’en sépare je pense. Je décide de manger ici. J’y fais une longue pause. C’est calme. Mon sandwich n’est pas fantastique. Mais tout est bien. Je m’y repose. Je ferme les yeux et m’assoupis quelques minutes. Seul le bruit des oiseaux distrait le silence. 

Un peu plus tard. Elle passe. Nous entamons une discussion de circonstance. De pèlerin. Depuis quand, jusqu’où, ce soir. Rien.

Je repars. Je marche. C’est mon quotidien. 

Le soir, je la retrouve. Elle est dans le même gîte. 

Elle me dit marcher lentement et c’est la raison pour laquelle nous ne nous étions encore jamais rencontrés. Elle me parle des personnes qu’elle a croisé. Elle s’accorde le temps. Tout le temps. De discuter. De flâner. D’observer les animaux. Les insectes multiples. Les scarabées multicolores. Les limaces. Chenilles. Elle vit à Paris et travaille dans la finance. Généralement, cela fait une introduction moyenne auprès des pèlerins. Mais les idées préconçues dépassées elle est une personne agréable avec laquelle discuter. Elle a une grande culture. Elle écoute. Elle a des idées relativement arrêtées sur un grand nombre de sujets. Les autres pèlerins finissent le repas et montent à leur chambre. Nous continuons de discuter. 

Je ne sais pas lui donner d’âge, une petite cinquantaine d’années sans doute. C’est sa première marche. Elle a beaucoup parcouru le monde. Elle vient d’être licenciée. Elle compte aller jusqu’au bout de ce périple. Son licenciement est une non inquiétude et elle semble plutôt l’accueillir comme un possible changement de vie enfin. Je dis enfin, car elle exprime dans la soirée que sous tous les aspects multiples de réussite apparente, elle juge avoir raté sa vie. Elle estime ne jamais avoir pris de risque. Elle s’est amusée. Mais à ne prendre de risque, n’a rien fait durer. Ses amitiés, ses couples, pas d’enfant, son métier. Elle est à la recherche d’un nouvel endroit où s’installer. C’est un moment de transition de sa vie. Peut-être le début d’une nouvelle. Quitter Paris où elle a toujours résidé pour habiter un petit village. 

Elle me parle finalement de son enfance. Une enfance difficile que l’on ne lui imaginerait pas. C’est une des rares personnes que je croise sur le chemin, dont le statut social nous dépasse tous malgré son uniforme de marcheur identique au nôtre. Quelque chose dans sa diction et dans le choix des mots. 

Je ne la reverrai pas. Je ne sais pas si elle quittera Paris. Je ne le crois pas tellement au fond. Peut-être un pied à terre. Elle, elle doit le savoir.